Le 25 décembre 1966, alors que la plupart des familles du Québec célébraient Noël, une tempête colossale s’abattait sur les gardiens du phare du Haut-Fond Prince, isolés au milieu du Saint-Laurent. Ce jour-là, la force de la nature allait défier la solidité de « La Toupie ». Situé à l’embouchure du Saguenay, non loin de Tadoussac, ce phare devait pouvoir résister aux pires intempéries. Mais cette tempête, qui allait durer 36 heures, mit à l’épreuve la bravoure des hommes qui l’habitaient et la solidité de la tour.
La construction du phare du Haut-Fond Prince avait été un véritable exploit d’ingénierie. Érigé en 1963, ce phare imposant de 25 mètres de haut repose sur une base en acier conçue pour briser les glaces et les vagues du fleuve. Son emplacement stratégique, au confluent des courants du Saguenay et du Saint-Laurent, en faisait un point de repère essentiel pour les navigateurs dans une région aussi dangereuse que magnifique. Cependant, c’est également cette situation qui le rendait particulièrement vulnérable face aux éléments.
Ce matin-là, trois gardiens étaient en poste au phare : Claude Fraser, Ivanhoé Gagnon et Roger Lagacé. Alors qu’Ivanhoé, ancien cuisinier de l’hôtel Tadoussac, préparait le réveillon de Noël, le vent et les vagues se levèrent soudainement. Le Saint-Laurent, calme comme une mer d’huile la veille, se transforma en un théâtre de chaos. Les vagues, d’abord modérées, atteignirent rapidement une hauteur de 5 mètres, puis dépassèrent les 12 mètres. À chaque instant, la mer semblait vouloir engloutir le phare.
À 5 heures du matin, un fracas assourdissant secoua la base du pilier : la porte d’acier du niveau inférieur, pourtant conçue pour résister aux assauts des vagues, fut arrachée de ses gonds. L’eau s’engouffra dans l’escalier en spirale, atteignant rapidement les étages supérieurs. Malgré le danger, les gardiens, habitués aux tempêtes, tentèrent de rester calmes. Mais cette fois, la situation était différente. Jamais ils n’avaient vu des vagues d’une telle ampleur.
À 9 heures, une nouvelle vague plus puissante que les autres défonça une fenêtre à l’étage des logis. L’eau, désormais implacable, inonda tout l’étage, envahissant les chambres, la cuisine et la salle de radio. Chaque coup de bélier des vagues contre la structure ébranlait la tour entière. Le phare, pourtant conçu pour résister à des vents de plus de 160 km/h, semblait prêt à céder.
Durant toute la tempête, les trois hommes tentèrent de lancer des messages de détresse via la radio. À Tadoussac, le gardien du phare de Pointe-Noire, Jos Thérien, capta leurs appels désespérés. Mais aucun secours ne pouvait les atteindre. Le vent soufflait à plus de 125 km/h et les vagues empêchaient tout navire ou hélicoptère de s’approcher du phare. Le sort des gardiens était désormais entre les mains de la mer.
À midi, la situation devint critique. Les vitres des chambres cédèrent les unes après les autres sous la pression des vagues. Les planchers étaient inondés, et le système de chauffage fut arraché. Dans la cuisine, les derniers morceaux de dinde et de gâteau restaient intacts, comme un écho ironique à la fête qui n’aurait jamais lieu. Roger Lagacé, au bord de l’épuisement, murmura à la radio : « Nos vies sont en danger. Le Pilier va tomber. »
Mais le Pilier tint bon. Au plus fort de la tempête, les vagues atteignirent 14 mètres, venant frapper directement les logis situés à 27 mètres au-dessus du niveau de la mer. Les trois hommes, réfugiés dans la chambre des machines, observaient impuissants alors que les éléments emportait autour d’eux tout ce qui n’était pas solidement ancré. La mer s’engouffra dans la tour des feux, éteignant la lumière qui guidait les navires.
Ce n’est que le lendemain, après 36 heures de lutte acharnée contre la tempête, que les vagues commencèrent enfin à diminuer. À l’aube du 26 décembre, le phare tenait toujours debout. Le Pilier avait résisté, mais ses gardiens étaient traumatisés. Leurs chambres étaient détruites, la structure elle-même avait été sérieusement endommagée, et la tour des feux ne fonctionnait plus.
Plus tard dans la journée, un hélicoptère put enfin atteindre le phare et secourir les trois gardiens. Leur retour sur la terre ferme fut accueilli comme un miracle. Ils avaient survécu à la plus grosse tempête de l’histoire du Saint-Laurent, mais cette expérience les avait profondément marqués.
Le phare du Haut-Fond Prince, même après cette épreuve, continua de briller dans la nuit pour les marins, un symbole de résilience face à la nature déchaînée. Mais pour ceux qui ont vécu cette tempête, chaque Noël serait désormais un rappel de la fragilité de l’homme face à la puissance du fleuve.